Abdallah Sabbagh, propriétaire de Condor qui, depuis 27 ans, fabrique dans la Somme des baignoires – balnéo ou pas –, considère que produire en France est non seulement un casse-tête permanent, mais une aberration. Et pourtant, il ne lâche pas. Interview.
Sdbpro – Quelles sont les difficultés de fabriquer en France ?
Abdallah Sabbagh – Fabriquer en France aujourd’hui demande une énorme détermination. A quelques heures de route et quelques jours de transport maritime, nos voisins disposent d’un environnement bien plus compétitif, que l’on parle de main-d’œuvre, d’énergie, de fiscalité, sans compter des écosystèmes industriels performants et une distribution qui valorise la fabrication locale.
À l’inverse, en France, nous faisons face à une réglementation complexe, une pénurie de compétences industrielles, des transports coûteux et une distribution de plus en plus concentrée.
Nous ne jouons clairement pas avec les mêmes armes.
N’y-a-t-il pas de solutions ?
Abdallah Sabbagh – Il y en a, déjà éprouvées par différents acteurs de la baignoire et la balnéo : importer des produits fabriqués dans des pays à bas coût et les vendre sous pavillon français ou bien sourcer les composants à l’étranger, assembler en France et bénéficier du label Made in France.
Cette voie, beaucoup l’ont choisie et elle fonctionne économiquement. Une autre solution consiste à abaisser la qualité pour s’aligner sur les prix d’importation. Lorsque le marché n’est pas protégé par un label, une réglementation exigeante ou un droit de douane, il devient très vulnérable à l’entrée de produits d’importation.
Comment résistez-vous dans ce cas ?
Abdallah Sabbagh – La seule stratégie viable pour un fabricant français est de se spécialiser. Trouver une niche, l’explorer en profondeur, créer un savoir-faire unique et un service difficile à copier.
Aujourd’hui, faire du Made in France n’est pas le choix le plus rentable, mais c’est le plus cohérent pour ceux qui veulent préserver une maîtrise technique, une qualité constante, et une relation avec le client dans son projet.
Quelle est votre niche ?
Abdallah Sabbagh – Notre niche, c’est la balnéo « à la française », pensée pour et autour de l’utilisateur, conçue pour durer, en tenant compte des contraintes d’installation.
Depuis 27 ans, Condor défend cette approche. Dans notre atelier de 3 500 m², nous fabriquons des baignoires – balnéo ou pas – ainsi que des spas en gelcoat.
Nous utilisons exclusivement le Thermocryl, un PMMA sanitaire NF, plus durable et stable que l’ABS co-extrudé employé dans la plupart des produits sur le marché. Nous thermoformons, usinons, assemblons : nous maîtrisons la matière. Certains de nos jets sont en laiton, extraplats et teintés en blanc ou de la couleur de la robinetterie. Nous sommes une petite équipe, agile et expérimentée. Notre chiffre d’affaires a suivi le recul du marché, mais notre niveau d’exigence, lui, n’a jamais baissé.
Comment sont vendus vos produits ?
Abdallah Sabbagh – Historiquement, nous vendions exclusivement par l’intermédiaire du négoce.
… Et ?
Abdallah Sabbagh – Le modèle économique du négoce favorise la production de masse, standardisée, les prix bas et au final les produits importés ! La part de produits fabriqués en France dans le négoce sanitaire ne doit pas dépasser les 10 % aujourd’hui.
Sur un produit vendu 7 000 à 10 000 euros, appliquer 45 % de remise crée un déséquilibre : ce n’est pas soutenable pour le fabricant et cela finit par nuire au client final. La RSE exige de la distribution qu’elle inclue des entreprises qui fabriquent en France et sur ses territoires. C’est une responsabilité sociétale et, au même titre que les autres, elle mérite quelques sacrifices en points de marge. Désormais, nous travaillons avec des bainistes, des instituts, des hôtels, des centres de remise en forme, des gîtes, des conciergeries haut de gamme et bien sûr des particuliers informés.
Les prix de nos baignoires nues débutent à 700 euros et une balnéo se situe généralement entre 4 000 et 5 000 euros selon le système choisi. Nous sommes en train de développer un nouveau concept – breveté –, mais nous rencontrons des difficultés…
Quel genre de difficultés ?
Abdallah Sabbagh – Il y a 10 ans, la France disposait encore d’un tissu de sous-traitants capables de soutenir une activité industrielle locale. Beaucoup ont disparu.
Nous avons des aides pour l’innovation, mais il manque les partenaires techniques capables de transformer l’idée en concept et le concept en prototype. Dans d’autres pays, on réaliserait la même chose en quinze jours. C’est une réalité.
Qu’est-ce qui vous motive ?
Abdallah Sabbagh – Ce qui me motive, c’est de créer. Imaginer la baignoire, le spa ou le dispositif de bien-être de demain. Voir une idée devenir un produit et rencontrer le désir du client, c’est ça qui me porte. Si je tiens à fabriquer en France, c’est pour garder la maîtrise du processus, du début à la fin, et offrir à l’utilisateur un produit unique. Ce serait plus simple, moins cher et beaucoup plus rentable de fabriquer ailleurs, mais ce ne serait plus le même produit ni le même niveau d’exigence. Les survivants de l’industrie française peuvent espérer un retournement : que fabricants et distributeurs travaillent ensemble pour l’intérêt commun et pas seulement la logique comptable. Une filière française forte crée des produits de qualité, des emplois et c’est ce qui permet de réussir à l’export. Les entreprises solides à l’international sont toujours soutenues sur leur marché local.
























