Devenues des standards, les premières collections de Philippe Starck pour Axor et Duravit ont aujourd’hui 30 ans. Des produits intemporels qui, ambassadeurs du bon et de l’utile, ont acté l’apport indéniable du « design démocratique » au marché de la salle de bains, rêvée comme « un nuage sans gravité, sans orthogonalité, sans limite ».
Lancée en 1994 par Axor pour la robinetterie et Duravit pour la céramique et la baignoire, la salle de bains de Starck a fait date… mais n’est toujours pas datée. Son concepteur considère que « la vision et l’honnêteté sont la garantie d’une longévité unique », la clé du succès commercial de ce qu’il appelle un « produit juste », non « pas basé sur une tendance, mais sur l’humanité. »
Sous la tutelle du designer, une vision unifiée
Celui qui réfute toute cérébralité fonctionne à « l’instinct qui [lui] dit comment trouver le cœur du sujet : l’os, la colonne vertébrale, le centre du sujet… » Un même concept dont il est le garant et qui met l’ensemble de la salle de bains au diapason, selon un principe encore novateur pour l’époque : « Si le designer a une rigueur dans sa façon de penser, obligatoirement, l’objet aura une élégance issue de la cohérence. À ce moment, les gens qui ont peu de vocabulaire diront que c’est beau. Ce n’est pas beau. C’est simplement intelligemment harmonieux. »
De l’universalité à l’originalité
Limpide, l’idée partagée par ces deux collections complémentaires puise dans des archétypes pour mieux célébrer l’eau, source de vie et de beau. Starck explique : « Dans une ferme ancienne, la relation à l’eau est très basique. L’eau provient d’une source. Il y a un tuyau. Un seau. Une pompe. Et l’eau coule dans le seau. L’idée était de concevoir quelque chose d’aussi simple que ça. »
Ainsi, le robinet Axor Starck, considéré par son créateur comme « l’un des meilleurs exemples de travaux utiles », s’inscrit dans un continuum, de choses et de gestes. Pour être nouveau, il n’en est pas moins inspiré d’un modèle ancien, dont la fonctionnalité est éprouvée. (Re)connue intuitivement de tous, sa ligne évoque une pompe à bras, qui n’est que la « première chose qui a apporté de l’eau dans l’histoire ». Réduisant le mitigeur à son expression originelle, pleine de pureté – deux cylindres et une commande joystick, facile à utiliser – le designer parvient à centrer notre attention sur l’essentiel : l’eau elle-même. La matérialité s’efface, grâce à un « design profondément et structurellement respectueux de l’eau », valorisée dès lors, de façon clairvoyante, comme un bien précieux.
Pour Starck 1 de Duravit, la logique est tout aussi pragmatique et le design éthéré à dessein. Un contenant est également mis à contribution pour célébrer le contenu. De sa collection, Starck raconte qu’elle « est le minimum. Elle remonte aux origines de l’eau dans nos maisons : s’écoulant verticalement des tuyaux d’un puits et recueillie dans un seau. Un simple seau, mais traité avec la plus grande technologie et la plus grande rigueur. » Familière, la silhouette du récipient servant depuis toujours à transporter les liquides se lit en transparence dans le moindre élément : dans les obliques du sculptural point d’eau en tonneau, mais aussi dans les pièces de céramique sanitaire, en particulier la vasque-bassine, la cuvette et le bidet, dont la silhouette en cône évasé est reconnaissable entre mille… jusque dans les accessoires muraux, comme le porte-savon.
L’intelligence de l’expérience
Faisant fi de l’inutile, Starck a conçu des produits « basés sur la bonne qualité, la bonne intelligence, la bonne vision et la bonne ergonomie. » Mû par « la vision claire de rendre un modèle et une collection absolument intemporels », le designer sublime le quotidien en répondant de façon fondamentale au besoin, l’épure servant l’utilisation avant d’être la manifestation d’une quelconque esthétique. De sorte, en plaçant leurs collections sous le signe du design(er), Axor et Duravit ont créé un précédent lors du lancement, la salle de bains devenant le lieu d’une expérience holistique, cohérente visuellement et du point de vue pratique.
Philippe Starck se souvient que « bizarrement, le plus grand défi était de lutter contre les tendances. Ce marché, qui est un marché très sérieux, a eu à cette époque la drôle d’idée qu’on pouvait changer un robinet ou un lavabo tous les deux ans, comme une minijupe, ce qui est complètement ridicule. Quand j’ai apporté mon robinet, ce fut une grande surprise car ce n’était pas un design sophistiqué. Je me souviens même que certains m’avaient dit : “Oui, c’est sympa, mais tu sais, ce n’est pas très Starck.” Et j’ai dit : “Qu’est-ce que Starck ?” Ils ont répondu : “Vous savez, des choses comme ça [fait un geste de la main élaboré].” J’ai répondu : “Oui, mais pour l’eau, nous n’avons pas besoin de choses comme ça. Nous avons juste besoin d’avoir de l’eau, la beauté de l’eau.” Mais après [la surprise initiale], il y a eu une unanimité, et je pense pouvoir dire – on peut dire – que cela a complètement changé le marché. »
De la salle de bains au salon d’eau
De fait, la durabilité de ces collections plaide en faveur de cette simplicité, sublimée par le regard de Starck dont la personnalité singulière parvient à mettre en lumière comme nul autre l’universalité des choses… Un regard qui éclaire aussi le savoir-faire des industriels, qui n’ont pas manqué de célébrer, aux côtés de leur facétieux créateur, ces trois décennies de succès sur leur stands respectifs lors du salon de Milan 2024. Toujours commercialisées, ces lignes devenues des classiques ont fait l’objet de menus variations (un joystick affiné, plus ou moins organique chez Axor, un panel plus large de finitions…) ou encore intégré une prouesse maison (ultra-fine, la vasque affleurante C-bonded sur le totem tonneau, un process de fabrication propre à Duravit…). Véritable icône, le fameux Starck Barrel n’a pas pris une ride et les deux liftings qu’il a connus (2019, 2024) sont demeurés discrets : nouvelles couleurs en façade et une céramique déclinée aussi en noir, éclairage interne, clayettes en verre… On ne révolutionne pas une révolution.
Cette recherche de l’unité par la forme et l’esprit – celui, par essence unique, du designer étant libéré des grands carcans stylistiques –, a également modifié en profondeur la physionomie et, in fine, la destination de la salle de bains. La pièce n’est plus cantonnée à la marge de l’habitat, vouée à l’accomplissement dans le secret d’une série d’actions dictées par l’hygiénisme. Elle devient un lieu de vie, une bulle douillette et cohérente, où l’on prend le temps de faire salon avec soi-même, hors des modes, mais pas du monde.