A l’orée des années 1960, Antonia Campi donne une orientation nouvelle à sa carrière. L’artiste, qui s’est déjà fait un nom grâce à un décor monumental pour la IXe Triennale de Milan [1] et à ses extravagantes créations en céramique destinées à la table, met à profit sa connaissance du matériau et son sens du dessin pour créer des séries de salles de bains dont la singularité attire aujourd’hui la convoitise des collectionneurs.
Lors des belles ventes aux enchères transalpines, il n’est pas rare de voir passer des œuvres d’Antonia Campi (1921-2019), figure de l’art de la céramique du XXe siècle [2], et accessoirement l’une des seules femmes reconnue comme telle. Sa production, prolifique durant les Trente Glorieuses, comprend toutes sortes d’objets édités en séries plus ou moins limitées, ainsi que des pièces uniques à décor peint : vases et porte-parapluie constellés de trous (en photo ci-dessous [3]), pieds de lampe inspirés librement de coquillages, coupes ou service à thé en forme d’oiseaux stylisés, chandeliers aux ramifications tortueuses…
Au même titre que ces réalisations emblématiques incarnant le style résolument organique dit de la forme libre, le marché de l’art, toujours avide de curiosités, s’intéresse aussi à ses collections avant-gardistes pour la salle de bains. En particulier sa toute première, dessinée en 1958 et commercialisée l’année suivante (photo d’ouverture). Baptisée Torena, elle se vend régulièrement (mais pas toujours) au-dessus de son estimation, située en général aux alentours de 800 euros, sans toutefois atteindre des sommes démentes. L’enchère la plus élevée répertoriée par la base Artprice pour un ensemble de trois pièces – rappelons-le de seconde main – s’élève à 3 200 euros, sur une mise à prix de 900 euros, chez Boetto, à Gênes, en 2016 [4].
Par son esthétique particulière, Torena se place à la jonction entre l’art et le design, à un moment charnière de la carrière d’Antonia Campi, laquelle s’étendra sur plus de 60 ans, couronnée par un Composso d’Oro, en 2011. La céramiste, lassée de voir ses créations à succès copiées dans l’univers des arts de la table et des objets de fantaisie, se tourne vers le design industriel et la production sanitaire, territoire encore vierge… Imaginée pour SCI (Societa Ceramica Italiana, basée à Laveno), cette série inspirée par la nature perdurera jusqu’en 1975, à la faveur de rachats successifs, dans les catalogues de Richard Ginori puis Pozzi Ginori dont Antonia Campi, entrée chez CSI comme ouvrière, assurera la direction artistique. D’emblée, l’on remarque les incisions à la surface du matériau : la trace du geste, qu’une machine ne saurait reproduire. Les fines lignes blanches suivent les courbes des éléments, en contraste sur l’émail qui peut être bleu, vert ou couleur café, évoquant les lamelles serrées d’un champignon, leur rayonnement s’évasant depuis le pied. Elles subliment tout particulièrement le lavabo, mais pas seulement.
Diplômée en sculpture à l’Académie Royale des Beaux-Arts de Brera (Milan), Campi joue ici avec les volumes pour créer un univers poétique qui éloigne radicalement la salle de bains de son image hygiéniste. A une époque où la pièce est encore loin d’être entrée dans tous les intérieurs, l’artiste associe sa créativité débridée à une réflexion solide sur la forme et la fonction [5]. Devenue designer, elle ne cessera de le faire, au gré des collections de céramique sanitaire (et de robinetterie, sous la marque RAF). S’inspirant là des cannelures d’une colonne corinthienne (Tabor, 1960), d’une coquille (Conchiglia, 1960, en photo ci-contre [6]) puis sous une autre interprétation pour Rapsel, 2007), d’une goutte d’eau (Ipsilon, Richard Ginori, 1970)… avec un certain succès commercial, confirmé par la pérennité de la collection Quare jusque dans les années 2000 (Pozzi Ginori, 1977). Le designer vedette Gio Ponti, observant le travail disruptif de celle qui a « créé ces formes pleines d’esprit, d’énergie et d’imagination audacieuse », affirmait dès mars 1951 dans un courrier adressé au président de SCI, Luciano Scotti : « Avec ses affaires, vous pouvez faire une présentation avant-gardiste d’un extrême intérêt. »
Un propos visionnaire dont nous avons pu mesurer la portée 75 ans après, à l’occasion du salon 2024 de Milan. Alors que les micro baignoires fleurissent chez de nombreux fabricants, le stand du robinetier Nicolazzi mettait en scène le modèle d’angle Tinoccia de Pozzi-Ginori, instagrammable à souhait avec sa cuve bleue et son tablier abaissé sur l’avant, encadré d’une paire d’yeux évidés (photo ci-contre). Une étonnante pièce vintage de 1976-77, réalisée en céramique émaillée, qui, si l’on s’en réfère à la pub qui vantait ses mérites à l’époque, ne se destinait pas seulement aux joies du « bain dominical ». Avec son siège aussi haut que la ligne d’eau très réduite, Antonia Campi a aussi pensé l’objet comme un élément multifonction, pour la toilette « rapide du matin » et « les lavages… durant la journée », hybridant ainsi baignoire, douche, point d’eau… et bidet. Un tout-en-un gain de place qui concentre les usages pour, par exemple, se rincer les cheveux en étant confortablement assis et baigner les enfants en toute sécurité dans la zone en arc de cercle, « permettant des économies considérables en termes de consommation d’eau et d’énergie. »
Photo d’ouverture : ©Pandolfini Casa d’Aste, Florence. Estimé entre 600 et 800 euros, lot n°106 de la vente Design e Arti Decorative del’900 du 06/07/2023, comprenant trois pièces sanitaires de la série Torena (c.1960) dessinée par Antonia Campi et produite par SCI Laveno.
[1] En 1951, Paysage, la frise en céramique qu’elle réalise pour la IXe Triennale de Milan s’est fait remarquer, exposée tout en haut de l’escalier d’honneur du Palazzo d’Arte, mise en valeur par une spectaculaire installation lumineuse signée Lucio Fontana, formée de boucles géantes de tube néon.
[2] Une rétrospective lui a été consacrée en 1998 par le Musée international du design céramique de Laveno (Lombardie), qui a donné lieu à la publication d’un catalogue, rédigé par Enzo Biffi Gentili, aux Editions Électa : « Antonia Campi : Antologia ceramica 1947-1997 ».
[3] Lot N° 1021, Porte-parapluie C 33, pour S.C.I. (1949), cachet «Lavenia made in Italy 11.54», adjugé 1 200 euros, Boetto, Gênes, le 25/10/2017 (© Boetto).
[4] Lot N° 1334, ensemble d’appareils sanitaires de la serie Torena (1959), vente Design e Arti Decorative del Novecento, Boetto, Gênes, le 26/10/2016.
[5] Ces trois axes caractérisent son œuvre, dont le catalogue raisonné, rédigé par Anty Pansera, est paru en 2008 chez SilvanaEditoriale sous ce titre : Antonia Campi – Creatività, forma e funzione.
[6] Lot 7, lavabo de la série Conchiglia (1966), Ginori, vente 306, Design, Day 1, Capitolium Art, Brescia, le 26 novembre 2020 (© Capitolium Art).