Pour Manuel Rodriguez, président du groupe Kramer, composé des sociétés Horus, Kramer Robinetterie et Jurassienne de céramique française, le made in France est un combat. Pour autant, ce n’est pas un étendard, chaque entreprise ayant ses propres atouts à faire valoir. Et si les difficultés sont nombreuses, le jeu en vaut toujours la chandelle. Interview.
Sdbpro – Quelle est la clé du made in France ?
Manuel Rodriguez – Tout chef d’entreprise doit être conscient de ses propres atouts. Quand je suis face à un acheteur, mon argument majeur consiste à lui expliquer comment je vais lui faire gagner de l’argent, et non que mes produits sont les plus beaux. Ça sonne un peu comme La vérité si je mens, mais c’est le vrai sujet. Les enquêtes d’opinion montrent qu’entre un produit fabriqué en France et un autre qui vient de l’étranger, 25 % des consommateurs vont choisir le premier et sont prêts à changer de magasin pour le trouver. Il est donc légitime que chaque enseigne ait une offre made in France. Mais on ne peut pas dire : « Nous fabriquons en France, il faut nous protéger. » Cela ne peut être une revendication.
Faut-il être moins cher que l’Asie pour exister sur le marché français ?
Manuel Rodriguez – Notre modèle économique est d’être le plus compétitif possible. Nous ne sommes pas le moins cher des moins chers, mais nous avons des arguments pour justifier le surcoût de nos produits par rapport à ceux venus d’Asie ou d’ailleurs, par exemple notre taux de service, qui dépasse les 98 %. Tous les distributeurs sont organisés pour faire du grand import et c’est normal. Il est plus facile de faire venir d’Asie quelques milliers de containers plutôt que d’aller chercher des petits industriels italiens, portugais, etc. Ce qui n’est pas normal, c’est que l’on ait à ce point besoin d’importateurs, qui livrent jusqu’à un quart du marché, sans réelle valeur ajoutée si l’on considère qu’un fabricant européen sait faire ce qu’ils font. Cette part-là est celle qui devrait revenir à nos industries. Le drame, c’est que beaucoup de familles de produits ne sont plus fabriquées sur notre continent. Et mettre des taxes douanières comme le font les Etats-Unis ne va pas changer la donne. Le tissu industriel a été défait et continue de l’être : il n’y a qu’à regarder le secteur automobile, son arrêt de mort est signé.
Qu’est-ce qui est le plus compliqué aujourd’hui pour un industriel français ?
Manuel Rodriguez – Actuellement, mon frein numéro 1, c’est la main-d’œuvre. Pour garder cinq salariés, il faut en embaucher quinze, parce que deux tiers d’entre eux partiront. Au conseil d’administration de l’UIMM [1], on se demande comment faire venir les jeunes dans nos usines. Avec des portes ouvertes ? Très bien, mais il faut aussi faire venir les parents, les enseignants…, car ce sont eux les prescripteurs et s’ils pensent que l’industrie c’est toujours Germinal, ils n’enverront pas leurs enfants. Il y a là un vrai challenge.
Et les prix de l’énergie ?
Manuel Rodriguez – Il est clair que l’industrie française ne tiendra pas si elle continue de payer son électricité et son gaz deux à trois fois plus cher que ses concurrents américains ou chinois. Reste que pour l’instant, on fait avec. Je ne vais pas dévoiler mes secrets, mais évidemment j’ai des solutions – comme tous les industriels du sanitaire. Mon objectif est avant tout de développer et de fabriquer en France, mais je n’ai aucun scrupule à sourcer des composants en Chine, en Turquie… si je ne trouve pas la capacité et le savoir-faire en France ou même en Europe. Cela étant, j’ai conscience que l’on est en train de vider la baignoire avec une petite cuillère. Le pire, c’est quand on croit avoir écopé et qu’on se reprend quelques seaux d’eau sur la figure (Covid, crise énergétique…). Et c’est reparti… Quand je pense aux milliards déversés via BPI France ou d’autres dispositifs pour renforcer notre industrie, je n’ose imaginer à quel niveau serait sa part dans le PIB sans eux, laquelle se stabilise à peine sous les 10 %, soit le niveau de la Grèce. Tant que ce pays n’aura pas de vraie stratégie industrielle…
D’autant que sommes en pleine crise…
Manuel Rodriguez – Franchement, depuis que je suis en activité, donc depuis 1990, je n’ai entendu parler que de crises, économiques, financières, énergétiques… Il y a bien dû y avoir quelques années plus ou moins fastes, mais je ne me souviens pas d’avoir vécu 5 à 10 ans sans entendre parler de crise. Donc, on peut tout lui mettre sur le dos, mais pendant qu’on hurle avec les loups, on n’écope pas. Alors oui, il faut défendre le made in France, et je me battrai autant que faire se peut, mais je pratique un sport individuel, pas collectif.
C’est-à-dire ?
Manuel Rodriguez – C’est-à-dire que nous ne faisons pas tous le même sport. Le contexte, les produits, la concurrence… sont différents pour chacun. Chaque patron, chaque entreprise doit avoir conscience de ses propres atouts, comme je l’ai déjà dit. Donc, individuellement je me bats, je m’entraîne, je travaille comme un forcené et quand je vois le résultat, je me dis que oui, ça en vaut la peine. Même si, au-delà de toute conviction, nous sommes face à un défi qui nous dépasse. Mais si nous nous cherchons des excuses, nous n’avons aucune chance.
Vous êtes, entre autres, administrateur au sein de l’UIMM : vous jouez tout de même collectif…
Manuel Rodriguez – C’est agréable et plutôt chouette de se sentir faire partie d’un ensemble et c’est important quand il s’agit de se battre, par exemple, contre une écotaxe régionale qui n’a pas lieu d’être. Ma part du boulot, à moi qui ait une grande gueule, c’est de la mettre au service des autres…
[1] UIMM : Union des métiers de la métallurgie, qui représente les industriels du secteur.