Alors que les industriels investissent pour limiter la production de déchets à la source, une voie complémentaire émerge, qui offre une seconde vie aux produits et matériaux déjà mis en œuvre dans le bâtiment, par leur réemploi.
Pourquoi détruire des équipements sanitaires qui, sous réserve d’être désinstallés sans dommage, demeurent fonctionnels… et pourraient être remis en service ? Évalué à moins de 1 % des quelques 46 millions de tonnes de déchets produits annuellement par le secteur du bâtiment [1], le réemploi des PMCB (Produits et matériaux de construction du bâtiment) est encore marginal sur les chantiers. Il n’empêche que le regard porté sur cette alternative à la benne évolue.
La dernière solution avant la mise en décharge
A sa création, en 2018, Cycle Up, l’une des plateformes spécialisées dans le réemploi des matériaux de construction (comme Mineka, Tricycle, Backacia, Baticycle…), avait interrogé les acteurs du bâtiment (hors travaux publics) susceptibles d’utiliser sa marketplace. Pour ces entreprises de construction et de démolition, maîtres d’ouvrage publics ou privés, le sujet faisait alors au mieux l’objet d’une veille, les bénéfices étant jugés peu probants et la mise en œuvre, compliquée, vue davantage comme une contrainte qu’une opportunité. Cinq ans après, la phase d’expérimentation semble dépassée. Les freins avoués/inavoués et les réserves émises sur le plan juridique sont en passe d’être levés : un maître d’ouvrage sur deux déclare y avoir eu recours (57 % des répondants) dans une étude riche d’enseignements que la start-up vient de livrer.[2]
Bâtiment et construction sous pression
Pour Sébastien Duprat, directeur général de Cycle Up, cette progression notable de l’expérience du réemploi démontre en premier lieu que « l’essayer permet de dédramatiser les enjeux de méthodologie ». Si préserver les ressources et répondre aux enjeux écologiques de la construction figurent en tête des motivations avancées par respectivement 78 % et 84 % des professionnels interrogés en 2023, ce changement de perception tient également à la série de crises qu’a connu le secteur de la construction, qui innove le plus souvent sous contrainte économique ou normative.
La crise du Covid, un temps exacerbée par l’obstruction du canal de Suez par un méga porte-conteneurs, a mis en lumière la dépendance vis-à-vis des fournisseurs au long cours, tandis que la guerre en Ukraine a renforcé la tension sur les prix (matériaux, transport, énergie…). De fait, actant la fin de l’insouciance, 44 % des acteurs de la construction ont désormais conscience que la disponibilité des ressources va impacter fortement à très fortement leur activité dans les années à venir. Et cette difficulté à se fournir à tarif stable et de façon aussi réactive que d’ordinaire participe sans doute de l’intérêt croissant pour les produits et matériaux inventoriés sur les sites de démolition ou de rénovation et dont les possibilités de réemploi ont été définies par le diagnostic PEMD selon l’obligation faite au maître d’ouvrage depuis le 1er juillet 2023 [3].
Vers une autre stratégie d’approvisionnement à petits prix ?
Locaux, ces gisements de produits d’occasion permettent de limiter le sourcing à bas prix en Asie. Car « choisir des produits de seconde main, c’est aussi une solution pour maîtriser l’augmentation du coût des matériaux » affirme Sébastien Duprat, lesquels sont « la plupart du temps moins chers que le neuf » malgré le cumul de la dépose, du diagnostic, de l’assurance, du transport vers l’atelier puis vers le chantier. Un levier d’affaires qui, à l’instar de ce que pratiquent déjà certaines enseignes BtoC comme Ikea ou Leroy Merlin, serait en mesure d’intéresser le négoce une fois opérée la délicate réorganisation de leurs cours des matériaux réclamée par la REP… Le défi ? Ramener des niveaux de prix susceptibles de réattirer et resolvabiliser les clients qui, en quête de meilleures marges, ont délaissé les majors pour les discounters, voire le Bon Coin. Une perspective qui, comparée au secteur automobile dont l’occasion se porte bien et compense les pertes de ses concessions, fait dire à Sébastien Duprat que « cette question de la seconde vie pourrait bien être celle du maintien du réseau dans son état actuel si les volumes diminuent. »
Du prix fortement remisé à la valeur verte
Parce que le réemploi est valorisé lors du calcul de l’empreinte environnementale des bâtiments, 53 % des répondants à l’étude Cycle Up se disent prêts à acheter à prix équivalent ces produits « zéro carbone ». Les notions d’économie du projet, de normes environnementales, de taxonomie, ainsi que l’hypothétique fiscalité carbone en Europe étant de plus en plus prégnantes, 8 % soutiennent même être en mesure de payer plus, parce qu’ils anticipent le surcoût des produits qu’ils devront mettre en œuvre pour compenser la surconsommation de carbone (isolant, triple vitrage, bois au lieu du béton…).
Entre bonnes affaires et chasse au carbone, cette appétence explique sans doute en partie le bilan dressé par Sébastien Duprat : « pendant les quatre premières années de Cycle Up, on nous confiait volontiers des gisements pour lesquels on avait du mal à trouver des débouchés, alors que depuis douze mois, on reçoit des listes au « père Noël » de constructeurs, et notre challenge c’est plutôt de remonter la filière pour trouver des gisements et servir la demande. » A noter : un même son de cloche émane de la marketplace StockPro (surplus et stocks dormants, comme Articonnex), qui enregistre une hausse significative du volumes des commandes – +250 % en un an –, avec un panier moyen qui a augmenté, entre janvier 2021 et janvier 2023, de +110 % chez les pros (310 euros), lesquels représentent 36 % des acheteurs (vs +25% et 151 euros chez les particuliers).[4]
La confiance en question
Une condition prévaut toutefois à cet engouement pour les matériaux issus de la déconstruction auxquels s’ajoutent les retours de chantiers (dont StockPro estime qu’ils représentent environ 7 % des déchets du BTP) : le niveau de garantie et de fiabilisation. 98 % des répondants à l’enquête Cycle Up se disent prêts à pratiquer le réemploi à condition de disposer de garanties ou que les produits soient reconditionnés par un professionnel. Aucun maître d’ouvrage n’étant d’évidence prêt à renoncer à la sécurité assurantielle, la filière de revalorisation entend calquer sa normalisation sur celle du marché de la téléphonie mobile d’occasion, dont témoigne le succès de Back Market. Le niveau de confiance s’apprécie sur la base d’un barème. Compris entre 1 et 3 chez Cycle Up (et auprès d’autres acteurs), il dépend de la source, de l’état du produit et de sa disponibilité, et détermine les garanties proposées, de douze ou vingt-quatre mois (en partenariat avec la SMABTP).
Le reconditionnement, clé du développement de la filière
« Parce que le plombier n’a pas envie de commencer sa prestation de remplacement par deux jours de nettoyage d’une cuvette », la fiabilisation passe nécessairement par le reconditionnement et le contrôle technique, afin de permettre une remise en œuvre dans des conditions strictement identiques à celle d’un produit/matériau neuf.
Au-delà du processus de qualité, cette étape qui consiste à « concentrer des matériaux dans un endroit, récupérer des flux bruts dans leur jus, les soumettre à une batterie d’essais et de vérifications, les nettoyer, réparer, changer les pièces d’usure, remplacer les joints et les vis, mettre dans un carton, être capable d’expédier et de livrer un chantier comme si l’on était un fournisseur lambda » confère à la filière du réemploi une capacité logistique et opérationnelle nouvelle. Avec elle, le marché de l’occasion se structure et fait de plus en plus d’émules. Prônant le passage d’une société du tout jetable à un modèle de consommation responsable, l’économie circulaire fait évoluer le modèle actuel vers davantage de frugalité et des services à destination des prescripteurs en tout genre, mais aussi des particuliers (Maison du réemploi, appli Cycle Zéro…), se développent.
[1] Estimation de l’ADEME en mars 2021, dans le cadre de la mise en place de la REP PMCB. Selon le ministère de la Transition écologique, « le secteur du bâtiment représente environ 19 % de la production de déchets du BTP, soit 46 millions de tonnes par an (à titre de comparaison, chaque année, environ 30 millions de tonnes de déchets ménagers sont produits). 49 % proviennent de la démolition, 38 % de la réhabilitation et 13 % de la construction neuve. »
[2] Etude réalisée par Cycle Up de mars à mai 2023 auprès d’un panel de 200 professionnels via un formulaire en ligne (maîtres d’ouvrage, maîtres d’œuvre, acteurs du réemploi, constructeurs, PME, artisans, consultants, AMO, bureaux d’études, développeurs, journalistes, architectes d’intérieur, démolisseurs…).
[3] Arrêté du 26 mars 2023 suite à une évolution réglementaire de la loi AGEC. Concernant en particulier les bâtiments dont la surface cumulée atteint 1000 m², le diagnostic PEMD remplace l’ancien diagnostic déchets.
[4] Livre blanc StockPro, Le réemploi dans le BTP, pilier de l’économie circulaire. Enjeux, défis et perspectives, juin 2022.
Photo : Cuvette sur pied reconditionnée par Cycle Up.