Des vingt-trois arrondissements de la capitale nippone, Shibuya est sans doute le plus bouillonnant, prisé des fashionistas et de la jeunesse en quête de divertissement. Pour The Tokyo Toilet, des starchitectes y ont réalisé dix-sept toilettes hi-tech, dont sept sont positionnées dans son épicentre, formant une couronne de commodités autour du parc Yoyogi.
Transformé radicalement dans le cadre des Jeux Olympiques d’été de 1964, qui « furent l’occasion pour le Japon de se relever totalement après les dévastations de la Seconde guerre mondiale », le quartier Shibuya est l’un des symboles de sa perpétuelle modernisation (et donc de la modernité) [1]. Lors des JO de 2020 repoussés à 2021 par la pandémie, il a été désigné comme faisant partie de la « Zone Heritage », les anciens sites olympiques bâtis étant réemployés pour souligner le lien entre présent et passé, l’avant-gardisme des constructions de l’époque… et des architectures de maintenant. Cette notion de legs durable aux habitants et visiteurs du pays hôte, The Tokyo Toilet le cultive aussi, de façon à inscrire ses infrastructures futuristes dans la ville, conformément à sa mission d’innovation sociale.
Sortis de terre entre 2020 et 2023, ces WC publics équipés par Toto font partie d’un ensemble unique couvrant, du nord au sud, trois quartiers de Shibuya. Parmi ceux-ci, l’emblématique carrefour – le plus vaste et fréquenté du monde – traversé quotidiennement par une impressionnante foule en mouvement, estimée à quelque 100 000 piétons. Servant de poumon à cette fourmilière urbaine, un immense théâtre de verdure existe à proximité : le parc Yoyogi, aux abords duquel The Tokyo Toilet a installé pas moins de sept infrastructures sanitaires, qui frappent le regard.
Bénéficiant de l’aura de leurs créateurs respectifs – un styliste, un designer et quatre architectes nippons dont trois (excusez du peu) sont lauréats du prix Pritzker « souvent considéré comme l’équivalent du prix Nobel pour la profession » [2] –, ces toilettes éminemment instagrammables font plus que répondre à un besoin massif. Sur le plan international, elles sont aussi une démonstration de la capacité de la ville (et à travers elle la culture nipponne) à se réinventer sans contredire son histoire et ses traditions, les nouveaux paradigmes veillant à ne pas effacer les anciens. La direction du tourisme municipal salue d’ailleurs « un projet qui considère les habitudes d’une ville mature et l’exprime d’une manière nouvelle et inspirante », contribuant ainsi à « protéger et à favoriser son caractère unique » grâce à ces WC qui « agissent comme un catalyseur » pour Tokyo. [3]
Le village de toilettes de Kengo Kuma : sillonner la nature, d’une hutte à l’autre
A 500 m au sud de l’immense Yoyogi, le parc Nabeshima Shōtō est un îlot de nature d’une autre échelle, résolument humaine. C’est là que, niché dans la végétation, Kengo Kuma, figure de l’architecture nippone, a installé son « village de toilettes ». Chantre du bois en tant que matériau de construction, il a opté pour un ensemble de cinq édicules bardés de poteaux de cèdre brut de sciage, non pas alignés mais en bataille. Habillées de ce treillis irrégulier, les façades de ces sortes de huttes ne semblent jamais droites et le béton dont elles sont faites disparaît presque entièrement dessous.
Cet usage remarquable du bois se poursuit à l’intérieur, où les murs sont revêtus de galettes d’essences disparates (séquoia, cerisier…) et les plafonds peints dans une palette de verts. Cet habillage renvoie aux arbres du parc, la philosophie de l’architecte étant de privilégier les matériaux naturels locaux. Il apporte de la chaleur au décor, tandis que la forêt de poteaux du dehors fait corps avec la nature comme le veut la tradition japonaise. Une fusion avec l’environnement qui opère de jour comme de nuit grâce à un éclairage provenant de multiples sources : avant-toits, allées, frondaisons…
Les cinq bâtiments de Kengo Kuma sont voués à une pluralité d’usages plutôt qu’à un genre (famille, toilette, fauteuil roulant, etc.). Epousant la topographie collinaire du parc, ils sont reliés par un chemin constitué de copeaux mélangés à du béton. Son tracé, guidé par une rampe d’appui, permet de les traverser dans une promenade qui joint l’utile à l’agréable, au même titre que le jardin lui-même.
Conception : Kengo Kuma, lauréat de l’Energy Performance, du Wood Design Award, du Global Award for Sustainable Architecture, du prix de l’Institut d’architecture du Japon… Architecte du stade national réalisé pour les derniers JO de Tokyo, qui a accueilli la cérémonie d’ouverture.
Localisation : Tokyo, parc Nabeshima Shoto (Shibuya).
Superficie : 24,19 m2.
Les toilettes cylindriques de Tadao Ando : un gîte, à l’abri de la pluie et du soleil
En japonais, le mot Amayadori matérialise un abri contre la pluie. C’est ce mot synonyme de refuge que l’architecte Tadao Ando a associé à sa construction sise dans le parc Jingu-dori, à deux pas de la gare de Shibuya. Il souhaitait « créer un espace confortable et sûr. Les visiteurs peuvent se déplacer à l’intérieur d’un mur cylindrique de persiennes verticales pour ressentir le confort du vent et de la lumière de l’environnement. Le sentiment de sécurité [est] accentué par la circulation libre et centripète. » De fait, les claustras en aluminium (matériau qui « tient compte de la durabilité et de la maintenabilité du bâtiment ») assurent une bonne ventilation et empêchent les dégradations (notamment les graffitis) en laissant passer la lumière.
Deux entrées opposées s’offrent aux visiteurs. L’une mène à l’espace aménagé pour les personnes handicapées. L’autre vers les toilettes hommes ou femmes, séparées des points d’eau. Toutes deux sont desservies par un unique anneau, donc accessibles de toutes parts. Au cœur de cette matrice, les murs, évasés vers le haut, aèrent les volumes et facilitent les déplacements. Le toit de ce « petit belvédère », lui aussi circulaire, protège les utilisateurs des intempéries comme des ardeurs du soleil, son large débordement formant une sorte de visière.
Conception : Tadao Ando, médaillé d’or de l’Union internationale des architectes (UIA) et lauréat du prix Pritzker, il a également reçu, entre autres récompenses, celui de l’Académie des arts, l’Ordre de la Culture du Japon et fait Commandeur de l’Ordre des Arts et des Lettres par la France (il possède une agence à Paris).
Localisation : Tokyo, parc Jingu-Dori (Shibuya).
Superficie : 54,47 m2.
Les toilettes transparentes de Shigeru Ban : propreté et sécurité garanties par une intimité sur commande
Shigeru Ban jouit d’un privilège : des seize architectes et designers ayant collaboré au projet TTT, il est le seul à signer deux toilettes, à l’orée du parc Yoyogi. Celles-ci sont conçues selon le même principe, distinguées seulement par leurs gammes chromatiques : un camaïeu chaud de rose-orange pour l’édifice du mini-parc Yoyogi Fukamachi et de bleu-vert rafraîchissant pour celui du parc communautaire Haru-no-Ogawa (voir photo d’ouverture de l’article).
Ces couleurs sont celles de leurs façades en verre transparent intégrant un film qui s’opacifie ou devient transparent selon qu’il est parcouru ou non par un courant électrique, lequel est commandé par le verrou d’ouverture et de fermeture de la porte des toilettes. Personne n’étant prêt à s’exposer au regard d’autrui, Perfect days, le long-métrage de Wim Wenders, montre d’ailleurs l’hésitation générée par ce système insolite, qui ne livre son secret qu’au verrouillage de la porte. Une perplexité passagère, qui n’enlève rien aux qualités intrinsèques de ces toilettes : inutile de se demander si « personne ne se cache à l’intérieur, vous pouvez vérifier à l’avance, de même que la propreté […], deux choses qui nous inquiètent lorsque nous entrons dans les toilettes publiques, en particulier celles situées dans un parc. » La technologie fonctionne même lorsque le verre est embué ou en cas de panne de courant. Mais le froid peut mettre à mal sa fiabilité : cet hiver, l’exploitant l’a bloqué en mode occultant… jusqu’au printemps (une info qui a donné lieu à un communiqué de presse).
Divisés en trois cellules (multifonctions, femmes, hommes), ces WC n’ont donc rien à cacher, si ce n’est l’intimité des usagers, sur leur propre requête. Le jour, le feuillage des arbres se reflète sur le verre, créant des effets graphiques qui changent, par intermittence. La nuit, l’éclairage de l’installation illumine le parc, à la manière d’une lanterne.
Conception : Shigeru Ban est consultant auprès du Haut-Commissariat des Nations Unies pour les réfugiés (HCR) et fondateur de l’ONG Voluntary Architects Network qui vient en aide aux sinistrés. Lauréat du prix Pritzker, il a reçu de nombreuses distinctions au Japon et en France (médaille d’Or de l’Académie Française d’Architecture, Officier de l’Ordre National du Mérite français, Commandeur des Arts et des Lettres)…
Localisation : Tokyo, mini-parc Yoyogi Fukamachi + parc communautaire Haru-no-Ogawa (Shibuya).
Superficie : 14,16 m2.
Les toilettes champignon de Toyo Ito : au pied d’une forêt sacrée
A l’ouest de Yoyogi, à quelques encablures des constructions de verre de Shigeru Ban, l’imagination fertile d’un autre prix Pritzker s’est exprimée : Toyo Ito y a planté trois constructions semblant sorties de terre telle une grappe de champignons. Ces bolets-là poussent au pied des marches du paisible sanctuaire de Yoyogi Hachimangu, dont la fondation remonte à 1212. Si l’avenue Yamate, très passante, s’étire juste devant, une forêt dense s’élève immédiatement dans son dos. Par la forme donnée à son trio de toilettes, l’architecte met l’accent sur ce décalage qui, au beau milieu de la capitale, peut surprendre.
Tel un chapeau, leur couverture ronde et bombée laisse passer l’air et la lumière (naturelle et artificielle) au travers de ses sous-toits ouverts. Filant la métaphore naturaliste, le pied des façades forme une jupe protectrice, tandis que les murs sont recouverts d’une mosaïque autonettoyante. Dans un format pastille qui évoque les (s)pores, celle-ci décline une palette de tons terre, qui va du brun au beige et s’éclaircit graduellement, nappant aussi le sol.
Le plus vaste de ces champignons accueille les familles, ainsi que les personnes handicapées ou âgées. Les dames ont le leur, les hommes aussi, qui est complété par une cabine dotée d’un urinoir, installée dans un espace semi-extérieur situé au plus près de la colline boisée, de manière à en barrer la vue depuis la route.
Conception : Toyo Ito, lauréat du prix Pritzker et de nombreuses récompenses (Institut d’architecture du Japon, Lion d’or de la Biennale de Venise, médaille d’or royale du Royal Institute of British Architects et celle de l’UIA…), a fondé la Ito Architectural School, un laboratoire de reflexion « sur l’avenir des villes et de l’architecture »…
Localisation : Tokyo, parc Yoyogi Hachimann (Shibuya).
Superficie : 17,46 m2.
Les toilettes nostalgiques de Nigo : l’hospitalité d’une vieille maison, familière
Figure de la mode, Nigo connaît la musique : pour imprimer la rétine, rien ne vaut l’association d’éléments contraires : ancien/moderne, campagne/ville… Son concept de toilettes « consiste à apprendre du passé […] Contrairement à la ville de Tokyo en constante évolution avec ses immeubles vertigineux, j’ai imaginé des toilettes qui ressemblent à une bonne vieille maison située tranquillement dans un coin de Harajuku. [Elles] peuvent sembler nostalgiques pour certains et nouvelles pour d’autres, selon l’âge et la génération. »
A l’est du parc Yoyogi, le long de Meiji Dori, son petit bâtiment aux allures néo-rétro et sa toiture à deux pans font référence à l’architecture non pas japonaise mais américaine. Son minuscule terrain est, à l’arrière et sur côtés, délimité symboliquement par une clôture blanche, jouant avec les codes du privé (et de la rusticité) pour créer des commodités publiques (en pleine capitale).
En façade, trois portes donnent accès à autant d’espaces, ceux genrés étant répartis de part et d’autre de celui destinés aux personnes handicapées, bordés chacun d’une fenêtre qui permet d’apprécier le calme et la propreté des lieux avant d’y pénétrer. Intérieur et extérieur, les cadres des ouvertures sont peints en vert menthe, couleur tendance qui contraste avec la blancheur des murs, de l’ossature de la charpente et des équipements sanitaires (soulignée par un éclairage de 5 000 K), tandis que le sol est en béton gris foncé et les plans de toilette beige mouchetés en composite minéral.
Conception : Nigo (de son vrai nom Tomoaki Nagao), styliste et DJ, directeur artistique de la marque Kenzo, a collaboré avec Louis Vuitton ou encore Adidas et créé Human Made, sa propre marque lifestyle et avant elle celle de streetwear A Bathing Ape… C’est lui qui a dessiné la combinaison bleue que portent les agents d’entretien des toilettes du TTT.
Localisation : Tokyo, Jingumae (Shibuya).
Superficie : 21,85 m2.
Les toilettes au toit de cuivre de Marc Newson : la tradition et la modernité réunies en un temple
Nichées sous un pont autoroutier à Usarando, une voie ferrée ajoutant à l’agitation constante des lieux, les toilettes placées au nord de Yoyogi, près du sanctuaire Meiji, semblent faire partie intégrante de la ville, offrant aux passants un havre de paix. Seul créateur non nippon associé à The Tokyo Toilet, l’australien Marc Newson ne fait pas mystère du fait que « l’architecture japonaise est une source d’inspiration centrale dans [son] design. »
Il rend ici hommage au toit incurvé en cuivre (Minoku), jouant avec l’imaginaire collectif : « souvent trouvé dans les sanctuaires, les temples et les pavillons de thé ainsi que dans les zones rurales, je voulais que [sa] forme déclenche un sentiment inconscient de confort et de tranquillité au milieu de son emplacement hypermoderne et animé. La patine du toit pyramidal en cuivre assimilera la structure à la ville au fil du temps, de sorte qu’elle deviendra partie intégrante du tissu de Tokyo. » Ainsi, ces WC semblent revendiquer quelque chose de sacré, qui invite au calme et au respect… Alors que les murs sont en béton brut, dont la teinte foncera elle aussi, le soubassement en pierre apparente (celui du promontoire) leur confère une certaine noblesse, évoquant l’un des attributs défensifs des plus célèbres châteaux japonais, à l’instar d’Himeji.
Si l’extérieur puise dans la tradition, une fois dedans, le référentiel change. Marc Newson a fait le choix d’une unique teinte douce qui donne à ses WC des airs de vaisseau spatial, rappelant qu’il « est important pour [lui] que la Tokyo Toilet soit fiable et honnête à l’intérieur comme à l’extérieur : l’intérieur lumineux est fini de manière fluide et hygiénique dans une couleur verte, l’une de [ses] couleurs préférées. »
Conception : Marc Newson, designer industriel, a collaboré avec Louis Vuitton, Montblanc, Hermès, Nike, Dom Pérignon, Jaeger-LeCoultre, Ferrari ou encore Apple (l’Apple Watch, c’est lui). En aluminium aéronautique riveté, sa Lockeed Lounge a établi plusieurs records d’enchères, de même que son chiffonnier dit Pod of drawers : sa cote sur le marché de l’art est telle qu’il est, chose rare, représenté par les galeries Gagosian et Kreo…
Localisation : Tokyo, Usarando, Sendagaya (Shibuya).
Superficie : 35,62 m2.
[1] Japan Experience, Les Jeux Olympiques 1964 de Tokyo.
[2] Encyclopædia Universalis.
[3] Déclaration de Jungo Kanayama, directeur de l’association touristique de la ville de Shibuya.
Photos : The Nippon Fondation et Toto.