Andrée Putman (1925-2013) a 53 ans lorsqu’elle embrasse la carrière d’architecte d’intérieur qui fera d’elle une icône du goût français. Du damier noir et blanc devenu son emblème stylistique aux créations qui portent sa signature en tant que designer, la salle de bains fut son laboratoire : un territoire d’expression à part entière, celui de la modernité.
Ne cachant pas son admiration pour celle, « inégalée », qu’il a sacralisée « grande prêtresse », Philippe Starck prévient : « Avant de parler de son style, il faut parler d’elle. » [1] La vision avant-gardiste d’Andrée Putman, née en 1925 comme l’Art déco, se forge dès l’enfance, dans la haute bourgeoisie parisienne [2]. Chaque été, sa famille passe les vacances à l’abbaye cistercienne de Fontenay. Sa grand-mère est une descendante des frères Montgolfier dont cet insolite lieu de villégiature abritait les ateliers, au XVIIIe siècle… Entre ses murs austères, elle dit avoir appris « bien des choses sur le vide », expérimentant « les jeux de pierre et de lumière, l’incroyable richesse et diversité des non-couleurs. » De ces bâtiments dépouillés de tout ornement, elle expliquera « avoir gardé la plus grande méfiance à l’égard des affreux excès de surenchère. » La confrontation avec l’immensité de cet ensemble monastique a probablement nourri son goût pour l’épure, exprimé de façon radicale : « Je hais le luxe pompeux. Je m’intéresse à l’essentiel, à la structure, aux éléments fondamentaux des choses. »
Des touches du piano à l’iconique damier
La musique apparaît comme une seconde clé de voûte de son édifice personnel. Reçu à dix-neuf ans, le Premier prix d’Harmonie au Conservatoire de Paris met paradoxalement fin à son projet de vie initial : en lui remettant cette distinction, Francis Poulenc lui a asséné un commentaire acerbe sur le long chemin de labeur lui restant à parcourir avant de pouvoir oser prétendre au statut suprême de compositeur… Ses espoirs sont douchés. Elle renonce à sa vocation et au piano. Les touches du clavier sur lesquelles elle s’est exercée auraient-elles à voir avec ses compositions graphiques en noir et blanc, cette gamme chromatique devenant sa marque de fabrique ? A les voir rythmer les sols, les murs…, créant d’élégantes tensions visuelles sans multiplier les couleurs, l’analogie nous saute aux yeux.
Une figure libre, hors des sentiers battus
Andrée Putman suit d’autres partitions, résolue à trouver son propre chemin, hors des sentiers battus : « Ne pas oser, c’est déjà perdre. Réjouissons-nous de tout projet ambitieux, voire utopique, car les choses ne bougent que si l’on rêve. » Devenue journaliste dans les années 1960, elle collabore pour le magazine Elle et L’Œil, revue d’art dont la ligne éditoriale ne couvrent pas seulement les beaux-arts, s’ouvrant à la décoration d’intérieur et au design. Des positions idéales pour voir et faire émerger les tendances… Saluant son flair, la styliste Denise Fayolle (1923-1995) l’embauche dans l’équipe chargée de développer la nouvelle stratégie anticonformiste de Prisunic, qui entend démocratiser le design en offrant « le beau au prix du laid ». Elle intègre son agence Mafia (conseils en communication et publicité) puis rejoint, en qualité de directrice artistique, la plateforme Créateurs et Industriels, qui accueillera le premier défilé de jeunes stylistes d’avenir avant qu’ils ne fondent leur propre maison : Claude Montana, Issey Miyake, Jean-Charles de Castelbajac, Thierry Mugler…
Entre mémoire et modernité intemporelle
En phase avec les tendances de son époque, Andrée Putman fait sienne la définition de Baudelaire selon laquelle la modernité serait une manière de « revoir autrement » le passé plutôt que sa négation. Après avoir divorcé, elle change de vie sans perdre ce cap et fonde à Paris, en 1978, le bien-nommé studio Ecart, dont le nom, lu de gauche à droite, devient Trace, qui résonne comme une maxime. Appelant à une « archéologie de la modernité », sa société (Ecart International), contribue alors à remettre en lumière de grandes figures oubliées des art décoratifs des années 1930, pour « les aider à renaître ». Sans nostalgie et à contre-courant de l’exubérance des années 1980, elle se focalise sur « les choses qui ne vieillissent pas » avec la réédition de meubles, lampes, tapis ou objets à l’élégance feutrée signés Robert Mallet-Stevens, Pierre Chareau ou Eileen Gray. Cette démarche préfigure le lancement de ses propres créations, remettant au gout du jour l’Art déco avant de dépoussiérer le chic parisien. Le second axe de sa société est l’architecture intérieure. Au travers de cette activité, celle qui, depuis sa rupture, vit à Saint-Germain-des-près dans une ancienne imprimerie transformée en loft (une typologie d’habitat alors inédite en France), commence à imposer son esthétique épurée, équilibrée, celle d’une maison hors du temps et de la mode, cette « goutte de poison ».
Le décor pionnier et fondateur du Morgans


La griffe Putman dans la salle de bains
Le décor pionnier du Morgans a illico contribué à sortir la salle de bains de ses ornières hygiénistes. Andrée Putman, amoureuse du beau « et plus encore, le beau dans l’utile », en ayant fait d’emblée l’un des territoires d’expression de son style décalé, est placée au centre de toutes les attentions, appelée à jouer un rôle majeur dans l’expérience hôtelière [3]. En 2002, pour l’ensemble de ses réalisations, le Prix de la salle de bains d’hôtel lui sera d’ailleurs remis sur le salon Idéobain. Pour expliquer son attrait, Andrée Putman évoquait « une pièce à se ressourcer. J’y suis attirée parce que c’est ce dont on a le plus besoin aujourd’hui : soins de soi, calme, temps pour soi. »

Des globes supportant la baignoire



La robinetterie, legs d’un atelier vivant

En 2025, un nouveau chapitre de l’histoire s’ouvre, qui assure la continuité de l’œuvre d’Andrée Putman : célébrant le centenaire de sa fondatrice, le studio éponyme, dont Olivia Putman demeure la directrice artistique, vient d’être repris par Aurélie Laure, une ancienne collaboratrice. Suivront, avec l’ouverture en janvier 2026 d’un showroom, le développement de nouveaux projets d’architecture d’intérieur et la réédition du mobilier iconique d’Andrée Putman, dont la fameuse baignoire à pieds boule.
[1] Andrée Putman, la grande dame du design, documentaire de Saléha Gherdane (2022).
[2] Son grand-père paternel a fondé une banque lyonnaise qui fusionnera avec d’autres pour créer le Crédit commercial de France. Sa grand-mère est une descendante des frères Montgolfier, inventeurs du premier ballon à air chaud. Son père, normalien, est écrivain. Sa mère, concertiste, est la fille d’une femme de lettres, la petite fille d’un académicien…
[3] En 2023, Bob Carrelage fournissant les matériaux et assurant la pose, une reconstitution de l’iconique salle de bains de l’hôtel Morgans était donnée à voir à la Fondation CAB de Saint-Paul de Vence : Andrée Putman et les créateurs du Mouvement Moderne, exposition hors les murs de la Villa Noailles, à la Fondation CAB de Saint-Paul de Vence, du 22 mars au 31 octobre 2023.
[4] Distribuée en France par Sopha Industries.
[5] Sa baignoire à pieds boule est notamment visible dans : The Pillow Book (1995), film réalisé par Peter Greenaway et dont Andrée Putman a pensé les décors – Hôtel Ritz-Carlton, Wolfsburg (2000) – Hôtel Pershing Hall, Paris (2001) – Villa, Tanger (2007) – Penthouse, Miami Beach (2008) – Palais Can Faustino, Minorque (2014).



















