Le commerce des produits de salle de bains est à un tournant, malmené par la crise que subit l’Europe, par les ventes en ligne qui favorisent la diffusion de produits d’importation à bas coût, mais aussi par la grande distribution, dont certaines enseignes se verraient bien progresser sur ce marché, y compris via les professionnels. Voici le deuxième épisode du dossier qui nous lui dédions.
Selon l’étude du marché 2024 de l’Afisb, le commerce des produits de salle de bains est, pour 58 % de sa valeur évaluée à 2 115 millions d’euros (prix fabricants HT), assuré par le réseau professionnel et pour 42 % par la grande distribution, dont les pure players et les marketplaces.
L’écart entre ces deux circuits est à la fois notable – 16 % de la valeur globale du marché, soit 338 millions – et limité, si l’on tient compte des activités chantier et projet, qui tombent encore pour l’essentiel dans l’escarcelle du négoce. Sans ce volume d’affaires, habituellement donné à 30 %, les deux circuits de distribution sont au coude à coude.
L’installateur, un pilier moins fidèle
Entre la grande distribution et le circuit professionnel, il y a certes le consommateur, mais avant lui l’installateur. Premier client du négoce, celui-ci en est également le pilier. S’il reste fidèle à ses points de vente physiques, il devient lui aussi plus volage quand, pour obtenir un produit introuvable chez ses fournisseurs habituels ou être livré très rapidement, il n’hésite plus à s’approvisionner sur Internet ou chez Leroy Merlin. A ce titre, l’enseigne de bricolage préférée des Français ne cache pas ses ambitions en matière de conquête des professionnels, avec lesquels elle a réalisé, en 2024, un volume d’affaires d’un milliard d’euros TTC [1]. Tout de même. Citons également Ikea qui, en Suisse et en Allemagne, a déployé une offre de pompe à chaleur air/eau, y compris la pose.
Dès lors que les professionnels, évoluant vers un business model axé sur la main-d’œuvre, acceptent d’installer des produits qu’ils n’ont pas acheté – ce que font déjà nombre d’entreprises tous corps d’état, qui se fournissent indifféremment à La Plateforme du Bâtiment ou chez Leroy Merlin –, le négoce et ses services, y compris les paiements différés, perdent pratiquement tout intérêt. Le commerce de la salle de bains pourrait se trouver rapidement transformé si les consommateurs assuraient eux-mêmes tout ou partie des achats.
Des marketplaces aux mains de la grande distribution
Or, en France, les marketplaces – sauf Manomano.fr et Amazon.fr – sont portées par des enseignes grand public, de bricolage ou d’équipement de la maison. Aucun négoce ne s’est lancé, tous restant concentrés sur leur fonds de commerce historique, le professionnel, et leurs showrooms, pourvoyeurs de marges. Il est vrai qu’a priori, ils n’ont rien à gagner à héberger des vendeurs tiers dont les prix affichés seraient plus bas que ceux qu’ils pratiquent eux-mêmes. D’ailleurs, il n’existe pas de pure players B2B dans la distribution sanitaire-chauffage. Warmango.fr, qui s’y est frotté, n’a pas survécu. Néanmoins, beaucoup d’enseignes sont présentes sur les plus grandes marketplaces.
Des marketplaces qui sont alimentées par des industriels souvent Chinois, via des sociétés commerciales basées en France ou en Europe qu’ils ont eux-mêmes créées. Une manière simple de pénétrer les marchés avec des produits à bas prix qui, soit dit en passant, ne respectent pas toujours les normes en vigueur (robinetterie sans ACS, par exemple) et qui sont rarement innovants, tant il peut être laborieux et coûteux de promouvoir en ligne la nouveauté.
Des pure players spécialistes tournés vers le négoce
Les pure players spécialisés alimentent également les places de marché, où ils écoulent des produits de marques connues ou bien sourcés ou sous-traités en Asie ou en Europe de l’Est. Ces e-commerçants se défendent de pratiquer la vente algorithmique, qui consiste, grâce aux robots, à ajuster en temps réel leurs prix par rapport à ceux des best-sellers de leurs concurrents (price matching). Et admettent que la montée en gamme, existentielle à leur yeux, est complexe en ligne. Peu nombreux sont ceux capables d’écouler plus que des packs WC ou douche. Ainsi, les marketplaces leur assurent les volumes, mais beaucoup moins les marges. D’autant que les investissements marketing nécessaires pour gagner des parts de marché sont plus conséquents chaque année : une fraction grandissante du chiffre d’affaires d’Amazon est générée par la vente de mots clés et les mises en avant payantes (retail media).
Et curieusement, alors qu’ils vendent essentiellement aux consommateurs, ces pure players spécialisés considèrent le négoce comme leur principal concurrent, s’inscrivant dans ses pas du point de vue stratégique : ils font du volume via les marketplaces (vs les chantiers) tout en cherchant à améliorer l’expérience digitale sur leur propre site Internet (vs les showrooms), afin d’augmenter leurs marges, voire en ouvrant des magasins physiques.
Sur un marché 2024 en recul, les ventes en ligne progressent
Lorgnant également sur Internet, les industriels se tiennent à distance, mais ils ne sont pas loin. Les plus connus d’entre eux disposent d’une boutique – active – sur Amazon.fr et/ou Manomano.fr, et la plupart livrent les pure players spécialisés. Il assurent ainsi leur visibilité sur le Web tout en continuant de privilégier le négoce. Mais l’on sent l’envie d’aller plus loin, de ne plus rien s’interdire…
Bien sûr, la part des ventes en ligne de produits de salle de bains reste modeste, estimée par l’Afisb [1] à 7,7 % de la valeur totale du marché, soit 163 millions d’euros sur 2 115. Mais elle en augmentation, de +5,2 % en 2024 par rapport à 2023, sur un marché en recul de -4,2 % en valeur. Toutes les familles de produits sont concernées, mais certaines plus que d’autres, dont la robinetterie (10 % de la valeur du marché, soit 62 millions d’euros). Si le mobilier se vend assez peu sur le Web (3 % et 10,9 millions d’euros), les parois de douche (6 % et 15 millions d’euros), contre toute attente, s’écoulent plutôt bien…
En attendant les effets d’une autre révolution…
Lors d’un colloque (décembre 2024), Christophe Gazel, directeur de l’Ipea [3], a évoqué le danger que représentent les places de marché, y compris pour les « monstres qui les ont créées ». Qu’elles soient ouvertes ou fermées, leur accès, aisé, ne nécessite que peu de formalités administratives pour les vendeurs, tandis que le consommateur est mis en confiance par les enseignes qui les abritent et auxquelles il est attaché, qui encaissent au passage une commission de 10 à 20 % (voire plus, selon le mode de stockage et de livraison) de la valeur des achats – qui a atteint 420 millions d’euros pour Leroymerlin.fr en 2024 [2] –, sans prise de risque. Mais au-delà du chiffre additionnel qu’elles engendrent, les marketplaces sont aussi des vigies d’observation des tendances du marché. Qui, mieux que Leroymerlin.fr, sait quelles baignoires, parois de douche, robinetteries sont des runners ? Qu’il n’a plus qu’à faire fabriquer pour les vendre…
Le plafond de verre de 15 %, souvent évoqué s’agissant de la part des ventes en ligne de produits de salle de bains, pourrait bien exploser sous la pression de la grande distribution, qui sait s’adresser au client final et ne manque pas de moyens.
Sans compter qu’une révolution est en marche, celle de l’intelligence artificielle, qui est en train de faire émerger de nouveaux outils (de mesure, de gestion, de conception, de dessin…), ainsi que d’autres manières de chercher sur le Web, Google ayant tendance à orienter l’internaute vers les produits (shopping), à la manière d’Amazon.fr, plus que vers l’information les concernant.
[1] Interview d’Agathe Monpays, directrice générale de Leroy Merlin, dans laquelle elle déclare également que, en 2024, la part des ventes en ligne de Leroy Merlin s’élève à 13,5 % de son volume d’affaires global, soit 1,3 milliard d’euros (non compris la place de marché) sur 9,6 milliards. A lire sur ZePros Habitat.
[2] Afisb, association des industriels de la salle de bains, étude de marché 2024.
[3] Ipea, Institut de la Maison, observatoire des marchés de l’aménagement et de la décoration de la maison.
Photo d’ouverture : magasin Leroy Merlin de Saint-Egrève (Isère).