Plusieurs fois primé, Lapee est un urinoir d’extérieur qui, calquant ses avantages sur ceux des modèles masculins, répond de façon nouvelle au besoin des femmes. Parce qu’il fluidifie leur accès aux toilettes dans l’espace public, cet équipement sanitaire révolutionnaire corrige une inégalité de genre tenace.
Festivals, marathons…, les manifestations de plein air ne manquent pas, contrairement aux commodités offertes sur place, dont le manque entraîne d’interminables files d’attentes pour les femmes. Car les urinoirs, d’utilisation rapide, sont réservés à la gent masculine. Avec Lapee, équipement collectif adapté aux personnes qui urinent accroupies, la durée moyenne d’un passage serait de 30 secondes contre 3 minutes dans les toilettes classiques, soit une efficacité accrue de 600 %, selon sa créatrice.
Apporter de l’égalité dans un secteur qui en manque anormalement
Un article du journal Le Parisien, relayé dans notre newsletter du 8 décembre 2022, interrogeait : « Pourquoi y a-t-il toujours la queue dans les toilettes pour femmes ? ». Il pointait « la conception même des cabinets d’aisances, constatée depuis des décennies », arguant par exemple que « dans un même espace, vous pouvez coller davantage d’équipements pour vider sa vessie, côté masculin, grâce à l’urinoir ». L’article s’appuyait notamment sur une étude menée par des chercheurs belges, dont le modèle mathématique a prouvé que « pour deux espaces de superficies strictement égales, [il est possible d’] installer douze toilettes pour hommes (deux cabinets fermés et dix urinoirs) contre dix toilettes pour femmes. » Résultat : lorsque les femmes patientent 6,19 minutes, l’attente des hommes serait limitée à 11 secondes !
L’accès des femmes aux toilettes publiques est une discrimination qui ne date pas d’hier. Co-inventrice de Lapee, Gina Périer ne se prive d’ailleurs pas de brocarder celui à qui l’on prête le déploiement massif d’urinoirs publics dans la Rome antique, ironisant sur le dédain supposé à l’égard de son épouse Flavia. Même si l’histoire reconnaît surtout à l’empereur Vespasien la mise en place d’un impôt sur la collecte d’urine en 70 après J.-C., son nom demeure associé pour la postérité aux édicules installés sur les trottoirs parisiens dans les années 1830 et par extension à tous les pissoirs dont l’usage est exclusivement masculin. Le besoin d’uriner est pourtant universel…
Un urinoir féminin facile à repérer
Pour ne pas être contrainte de se soulager derrière une pile du Colisée, nul doute que Flavia aurait apprécié de disposer de telles commodités. Prenant le contrepied des petits coins sauvages où les femmes s’isolent faute de mieux, Lapee est visible de loin (ce qui n’impose pas de l’éloigner). Certes, son rose shocking est connoté Barbie. Mais venant combler un manque, il doit s’imposer à la vue de toutes (et tous), ce que cette couleur étendard facilite. En outre, cette hyper visibilité envoie un message clair aux filles, communément traitées de pisseuses : « il n’y a pas de honte à faire pipi ». Un tabou qu’il est grand temps de briser, clame Gina Périer.
L’antithèse des petits coins improvisés et dangereux
De forme hélicoïdale, Lapee peut accueillir simultanément trois femmes, chacune disposant de son propre module dont l’entrée, indépendante, est dépourvue de portes. Paradoxalement, une plus-value se cache derrière cette absence. Ouvert, l’espace devient plus sûr : pas de guet-apens à redouter, les comportements illicites (sexe, drogue) sont freinés et, instinctivement, l’on s’attarde moins, ce qui favorise les rotations. Egalement sans toit, la structure est constamment aérée. Mais ses cloisons de séparation incurvées garantissent l’intimité nécessaire à chaque utilisatrice.
Une fois baissée, les jambes repliées sur les talons pour chevaucher un collecteur d’urine individuel, la personne est à l’abri des regards, l’essentiel de son corps étant dissimulé. En pratique, comme c’est le cas chez les hommes, chacun partageant un même espace et un même besoin, (presque) tout le monde s’abstient de jeter un œil au voisin… L’accès à chaque alvéole se faisant après avoir monté une paire de marches (H 60 cm), l’utilisatrice se trouve au même niveau qu’une personne qui se tiendrait debout dehors (H 165 cm/sol). Cette surélévation lui confère même un avantage, qui éloigne tout sentiment de vulnérabilité : elle peut tranquillement observer alentour (et non l’inverse).
Une solution rapide, intuitive, sûre et hygiénique
Bien que les urinoirs qu’abrite Lapee se rapprochent de la forme familière des toilettes à la turque, un QR code apposé sur les parois se charge, si besoin, de renseigner sur le mode d’emploi. Un filtre évite les remontées d’odeurs, une poubelle est intégrée et un support à gel hydroalcoolique invite à se désinfecter les mains. Logé dans le socle et d’une capacité de 1 100 litres, un réservoir recueille les urines, dont le volume « correspond à trois femmes qui feraient pipi pendant 48 heures non-stop », soit environ 3 500 passages avant vidange. Pour un usage illimité, il peut être aisément connecté au réseau des eaux usées. A défaut de rinçage entre deux utilisations, un nettoyage intermittent est requis, par exemple au jet.
Constitué de deux parties monoblocs (la base-réceptacle et les cellules alvéolées), Lapee est une solution industrialisée qui répond de façon écologique aux attentes des collectivités : en polyéthylène 100 % recyclable, mobile (200 kg à vide) et empilable (ce qui réduit les émissions de carbone dues au transport), résistant à des usages intensifs en extérieur et aux détergents les plus puissants…
Cet urinoir féminin est déjà commercialisé dans quinze pays d’Europe et en Australie auprès de sociétés spécialisées dans l’assainissement autonome et les sanitaires mobiles, qui les louent ensuite aux organisateurs d’événements ou aux municipalités, notamment dans l’Hexagone, d’où est originaire Gina Périer.
Une entreprise innovante…
La société est basée à København, au Danemark, où la française, architecte de formation, s’est établie à l’issue de son cursus universitaire, en 2017. C’est là, à l’occasion d’une mission de « concepteurs d’installations et planificateurs de zone » pour le festival de musique pop-pock de Roskilde (l’un des plus grands d’Europe, 130 000 visiteurs sur huit jours), que l’idée de Lapee a germé. Le dépôt d’un brevet a suivi et le premier prototype a été mis au point dès 2018. Puis Lapee a été testé dans de grands rassemblements, une prise de participation au capital du gouvernement danois ayant permis le financement des moules et la fabrication, dans une usine locale, des cinquante premières unités.
… au fort potentiel de croissance
Médaille d’or au concours Lépine en 2019, année de son lancement, Lapee a bénéficié d’un bel écho médiatique qui a stimulé les premières commandes… juste avant que le Covid ne mette durablement à l’arrêt le secteur évènementiel, cassant net la dynamique positive de l’entreprise. Si la crise sanitaire a eu raison du chiffre d’affaires dégagé (300 unités déjà vendues), « suffisant pour tenir un an » (mais pas deux), le potentiel de développement demeure. Pour preuve, le produit est lauréat du Danish Design Award 2022 dans la catégorie Game Changer, qui reconnaît « un concept très bien pensé dans le contexte du design thinking […], véritable défenseur des droits des femmes et du sentiment d’inclusion et de reconnaissance. »
Face aux investisseurs de l’émission « Qui veut être mon associé ? » diffusée sur M6 début 2023, sa co-inventrice espérait une levée de fonds contre une entrée au capital, pour relancer notamment la communication. Pari gagné : avec un coût de production de 1 400 euros pour un prix de vente deux fois plus élevé (actuellement de 3 100 euros) et un délai de fabrication très court permettant de répondre vite à un afflux de commandes, Lapee séduit trois des six membres du jury : une performance rare ! Avec 250 000 euros en échange de 15 % des parts de la start-up, c’est l’offre de la canadienne Isabèle Chevalier, fondatrice de Bio-K+, qu’a choisie de retenir Gina Périer. En cours de négociation, cet apport devrait permettre à cet urinoir féminin appelé à devenir « une norme partout dans le monde », y compris dans les pays en voie de développement, de poursuivre sa croissance, comme en Inde où Lapee a déjà un partenaire, ou encore dans les zones sinistrées.
Illustrations : Lapee. Photo d’ouverture de Sylvia Castro (Evaquisa), à San Sebastian (Espagne), en novembre 2019.