Alors que Paris s’apprête à accueillir la flamme olympique – et les besoins sanitaires de seize millions de touristes –, il est intéressant de revenir sur un ambitieux projet développé au Japon, précédent pays hôte : The Tokyo Toilet. Dix-sept WC publics signés par de grands architectes et designers, qui livrent leur vision, originale et inclusive, d’un sujet dont la portée, universelle, est prise en compte, et même recherchée.
A propos du film Perfect Days (Wim Wenders, 2023), un journaliste nippon prédisait qu’il « sera une véritable révélation pour tous les cinéphiles n’ayant jamais mis les pieds dans des toilettes publiques japonaises. Équipées de tables à langer, d’un coin maquillage, de sièges chauffants, de bidets électroniques et de lavabos complètement automatiques, ces espaces sont bien souvent des temples de propreté et de sérénité », allant jusqu’à les qualifier de « huitième merveille du monde ».[1]
Implantés dans le quartier de Shibuya, les espaces sanitaires publics que le héros de ce road moovie tokyoïte s’emploie à entretenir avec minutie appartiennent à un projet d’urbanisme aujourd’hui achevé. Unique en son genre, celui-ci a été porté par The Nippon Fondation, dont la « mission est l’innovation sociale ». Baptisé The Tokyo Toilet (TTT), il a consisté à « construire des toilettes publiques pouvant être utilisées par tous comme moyen d’avancer vers la réalisation d’une société qui embrasse la diversité », sans distinction de sexe, d’âge ou de handicap.
Dix-sept toilettes inclusives ont ainsi vu le jour depuis 2020, les premières ayant été livrées à l’occasion des Jeux Olympiques. L’intention de départ vaut toujours, qui dépasse largement l’ambition de répondre à la problématique d’un accueil massif de visiteurs. Car ces WC revendiquent et assument un rôle diplomatique dont peu de pays peuvent se targuer. Par leur propreté et leur confort, ils font figure d’ambassadeurs de l’hospitalité nippone. Ce sont en effet des lieux où s’exprime la tradition de l’omotenashi, laquelle se traduit par un respect hors norme du bien commun… et d’autrui : au Japon, la propreté est la propriété de tous.
Pour garantir une expérience qui soit mémorable – dans le bon sens du terme –, outre le nettoyage effectué sans relâche en profondeur [2] et l’équipement haut de gamme fourni par la firme Toto, The Tokyo Toilet a confié la conception de ces toilettes à des stars internationales, parmi lesquelles figurent Kengo Kuma, les lauréats du prestigieux prix Pritzker Tadao Ando et Shigeru Ban ou encore le designer australien de l’Apple Watch, Marc Newson….
Voici, pour commencer l’inventaire détaillé du projet TTT, cinq de ces édicules. Tous sont regroupés dans la même zone géographique, au sud de Shibuya. Aux quatre toilettes situées autour du parc Ebisu, s’ajoute une construction isolée, plus à l’est, près de la station Hiro-o et du parc du même nom.
Les toilettes ludiques de Masamichi Katayama : interagir dans un chalet de nécessité
Dans le parc Ebisu, Masamichi Katayama a imaginé un « espace ambigu » qui, pour stimuler l’interaction entre les utilisateurs et cette « installation qui se démarque des concepts et des éléments architecturaux » rationnels, semble construit de manière aléatoire, à la manière d’un dédale. De guingois, ses quinze murs forment une sorte d’écheveau complexe, guidant vers trois espaces distincts conçus pour les hommes, les femmes « et tout le monde », invités à se croiser dans ce « curieux équipement de terrain de jeu ».
Quoique moderne, l’architecture du bâtiment (qui se revendique aussi comme objet) renvoie à un concept primitif, celui des premières toilettes nippones de la période Jomon (néolithique), abritées dans un édifice sommaire fait de bois et de terre crue : le Kawaya (de cabane, ya, et rivière, kawa), mot qui désigne toujours les chalets de nécessité et autres commodités au pays du Soleil levant. Entièrement en béton, matériau « suffisamment durable pour être utilisé comme équipement public », la structure imite la texture ligneuse de ces cabanes ancestrales, en contraste avec le sol blanc, couleur « propre » et lumineuse. La nuit, sécurité oblige, ces toilettes sont mises en valeur par un éclairage indirect qui renforce volontairement leur air de ruine antique.
Conception : Masamichi Katayama (décorateur d’intérieur, fondateur du studio Wonderwall, qui a notamment réalisé des magasins-phares – dont Uniclo sur la 5e avenue –, la Japan House de Londres ou encore le centre commercial Emporium de Melbourne…).
Localisation : Tokyo (Shibuya), parc Ebisu, à proximité de la station de métro éponyme (ligne Hibiya).
Superficie : 37,5 m².
Les toilettes à persiennes de Kashiwa Sato : le blanc, symbole de pureté et d’indétermination
Considérant le brassage de population induit par la gare toute proche d’Ebisu, Kashiwa Sato renonce à la traditionnelle segmentation par genre pour proposer un espace commun à tous, qui favorise l’acception de la diversité. Résolument inclusives, ces toilettes regroupent cinq cabines, à choisir librement, non pas en fonction du sexe, mais selon « les caractéristiques individuelles et des installations dont vous avez besoin » et toutes les « choses normales » que l’on est en droit d’attendre. Le repérage se fait grâce à une signalétique imagée, compréhensible dans toutes les langues et alphabets.
C’est un cube immaculé, comme en lévitation, qui accueille l’utilisateur – impression accentuée par l’éclairage nocturne qui le transforme en une sorte de lampe à poser. Un système de persiennes couvre la façade et les côtés, composées de lamelles d’aluminium créant une séparation douce entre l’intérieur et l’extérieur. Pour entrer, il faut passer par l’arrière sans que ce soit un écueil : côté sécurité, le bâtiment, voisine avec le commissariat… Surnommé « White », ce projet mise sur une apparence épurée qui se fond dans le paysage et l’omniprésence du « blanc pur », couleur hygiénique et neutre par excellence.
Conception : Kashiwa Sato (graphiste et fondateur du studio Samurai, qui assuré la direction artistique d’Uniclo et collaboré avec des marques comme Honda, Issey Miyake, Kenzo… C’est aussi lui qui a créé les pictogrammes intégrés dans les dix-sept architectures de The Tokyo Toilet).
Localisation : Tokyo (Shibuya), gare JR d’Ebisu (sortie ouest).
Superficie : 19,25 m2.
Les toilettes reposantes de Fumihiko Maki : s’accorder une pause, pas seulement technique
En clin d’œil au toboggan tentaculaire qui donne à ce jardin son surnom d’Octopus Park, Fumihiko Maki a dessiné un toit dont les multiples pentes s’inspirent, explique-t-il, des nageoires d’un calamar. Leur différence de niveau favorise la ventilation tout autant que la circulation de la lumière naturelle, grâce à des panneaux en verre opacifié en partie haute, sous la panne. Cette couverture, qui peut aussi être comprise comme un marqueur de l’esthétique asiatique, corrobore l’idée directrice de l’architecte : faire que « cette installation fonctionne non seulement comme des toilettes publiques mais aussi comme un espace public faisant office de pavillon de parc équipé d’une aire de repos. » Pour en faire un « atout populaire », le banc intégré à l’un des côtés est destiné aussi bien aux enfants qu’aux adultes rentrant du travail, leur fournissant une assise à partager tout autant que de l’ombre à la belle saison.
D’où qu’ils se tiennent, les parents peuvent surveiller leur progéniture, une disposition décentralisée des cabines réduisant les angles morts. Pour lutter contre la délinquance, aucun accès ne se fait par l’arrière. Les entrées sont au contraire multidirectionnelles, le bâtiment s’articulant en plusieurs modules distribués autour d’une cour dégagée, que l’on peut traverser sans danger, y compris la nuit.
Conception : Fumihiko Maki (architecte, lauréat du prix Pritzker, médaille d’or de l’Union Internationale des Architectes ainsi que de l’American Institute of Architects…).
Localisation : Tokyo (Shibuya), parc d’Ebisu (zone Est).
Superficie : 42,85 m2.
Les toilettes en accordéon de Nao Tamura : se plier aux besoins les plus divers
Nao Tamura a relevé un premier défi architectural : implanter des toilettes publiques sur une étroite bande de terrain longeant la voie ferrée, à proximité de la gare d’Ebisu. Pour tirer profit de sa forme triangulaire, la créatrice a misé sur une construction en accordéon, dont les tôles d’acier sont pliées à la manière de l’origata, l’art japonais de l’emballage des cadeaux, dont la minutie traduit le respect et la politesse envers son destinataire. Par cette référence à la culture japonaise du don, ces toilettes incarnent l’hospitalité offerte aux « visiteurs multinationaux » dans un lieu qui leur assure « confidentialité et sécurité ». Tirant parti de son expérience de vie à New York, Nao Tamura a « imaginé une société qui embrasse la communauté LGBTQ+ et lui offre un espace pour vivre sa vérité », avec trois zones séparées (femmes, hommes, multifonctions), qui « redéfinissent la façon dont les toilettes publiques établissent un espace personnel. »
Le second challenge est une prouesse technique, avec des « avant-toits fins comme du papier » et des murs dont l’épaisseur est de 20 mm seulement. A l’extérieur, la couleur rouge, distinctive, souligne la géométrie dynamique, presque tranchante, du bâtiment visible de loin, tel une balise. A sa manière, ce choix accompagne aussi l’urgence du besoin, que l’usage apaisant et clinique du blanc à l’intérieur contrebalance.
Conception : Nao Tamura (designer industriel qui a collaboré avec Panasonic, Lexus ou encore les montres Issey Miyake… son travail est récompensé par de nombreux prix – IF Design Award, Red Dot Design Award….
Localisation : Tokyo (Shibuya), le long des voies de la gare JR Ebisu (Higashi 3-chome).
Superficie : 18,84 m2.
Les toilettes à message artistique de Tomohito Ushiro : 7,9 milliards de motifs lumineux
A toute heure, l’entrée nord du bâtiment de béton et d’acier signé Tomohito Ushiro délivre des messages visuels dont l’immense diversité renvoie très précisément à celle de l’humanité : 7,9 milliards de combinaisons comme autant d’êtres humains sur Terre ! Un choix éclairé (et éclairant) qui, d’après son concepteur, fait tout simplement écho au crédo du projet TTT selon lequel « nous sommes tous pareils dans le sens où nous sommes tous différents ».
Effets de lumière filtrant à travers le feuillage des arbres façon ombres chinoises, clair de lune, lucioles dansant dans le noir… Les motifs pixelisés changent constamment, de façon aléatoire, dessinés au moyen de 768 lumières led qui sont dissimulées sous un écran de tissu qui a valeur de page blanche, protégé par une paroi de verre.
Conçues « pour être comme une œuvre d’art public qui fait partie de la vie quotidienne tout en posant constamment des questions au spectateur », ces toilettes sont nichées dans un parc verdoyant. En journée, l’éclairage mise sur des nuances de vert pâle qui contribuent à la fusion de cette œuvre architecturale dans le paysage, la végétation se reflétant aussi sur les vitres. La nuit, la trame artistique s’intensifie. Les lueurs deviennent blanches, leur halo contribuant également « à la prévention du crime ».
Conception : Tomohito Ushiro (fondateur du studio White Design, designer graphique et spécialiste de la communication visuelle dont le travail s’est étendu à l’architecture, l’art et à la mode durable, pilotant notamment les actions en faveur du développement durable d’Uniqlo…).
Localisation : Tokyo (Shibuya), parc Hiroo Higashi (près de la station Hiro-o).
Superficie : 22,12 m2.
[1] Kaori Shoji, dans le magazine Nikkei Asia, article traduit et présenté par Le Courrier international, le 28/11/23.
[2] Selon un accord tripartite conclu entre The Nippon Foundation, le gouvernement de la ville de Shibuya et l’association touristique de la ville de Shibuya.
Photos : The Nippon Fondation et Toto.